Rennes face au narcotrafic
Comme de nombreuses autres villes, grandes et petites, Rennes est confrontée à une évolution sensible du trafic de stupéfiants. Un trafic devenu plus violent, à l'image de la fusillade qui s'est déroulée au Blosne en mars 2024. Le point avec Philippe Astruc, procureur de la République de Rennes.
Est-ce que la violence liée au narcotrafic augmente ?
En matière de stupéfiants, on estime qu'il y a un avant et un après Covid. Jusqu'en 2020 à Rennes, on avait 2 à 4 règlements de compte violents par an. Un chiffre stable. La dégradation a commencé au premier semestre 2020, avec 10 faits entre janvier et juin. En 2021, cela s'est calmé et nous avons pensé que la situation revenait à la "normale". Mais non. En 2022, 8 faits de violence ; 11 en 2023 et, sur cette période, 4 décès. On constate une lente dégradation depuis 2022.
Que s'est-il passé en mars place du Banat au Blosne ?
Nous avons une bonne compréhension des faits. Il existe aujourd'hui une trentaine de points de revente de stupéfiants à Rennes sur lesquels, ponctuellement, il y a des règlements de compte. Il s'agit d'une guerre de territoire entre groupes criminels. C'est ce qui s'est passé place du Banat. Un groupe détenait ce point de vente et s'en était fait chasser, l'arme au poing, les 6 et 9 décembre derniers. Il a essayé de le reconquérir dans la nuit du 9 au 10 mars, de façon violente.
Ce trafic n'est-il pas plus visible, avec une occupation de l'espace public plus ostentatoire par les dealers ?
Depuis que je suis à Rennes, je n'ai pas vu ce changement. La visibilité est la même. Il y a des lieux de revente qui apparaissent et d'autres qui disparaissent. Évidemment, pour les habitants concernés, ce n'est pas la même histoire. Reste que si je fais une analyse globale, il n'y a pas de différence fondamentale en ce qui concerne le trafic des stupéfiants à Rennes depuis ces cinq dernières années.
Ce n'est pas forcément le ressenti des gens…
Quand on veut lutter contre quelque chose, il faut le définir précisément. Il ne faut pas dépeindre une réalité qui n'est pas la nôtre. J'ai toujours dit la vérité, sans minimiser, mais sans exagérer non plus.
Vous trouvez que l'on exagère ?
On ne peut pas réduire la situation de la délinquance à Rennes à un seul fait, aussi grave soit-il. Il y a eu, après la fusillade place du Banat, un focus médiatique fort. Cela doit être pris avec sérieux et c'est ce que l'on fait. Quand on compare la situation globale de la délinquance rennaise à celle d'autres grandes métropoles, Rennes reste un endroit où il fait bon vivre, mieux qu'ailleurs. Même si la situation s'est dégradée. Avec les services de police, on s'emploie à assurer la tranquillité publique. Je ne veux pas que de ce fait divers, on déduise que nous sommes dans une situation "à la mexicaine". C'est hors de propos. Ce n'est pas la réalité.
Vous parlez d'ubérisation du trafic, qu'entendez-vous par là ?
Il s'agit d'un double phénomène, constaté depuis le Covid. Les trafiquants s'adaptent au marché. Il faut bien comprendre que ce sont de véritables entreprises commerciales, avec des techniques de vente et de marketing classiques et efficaces. Elles ont donc, comme tout le monde, investi dans le digital : on commande sa drogue sur internet et on se fait livrer à domicile.
Deuxièmement : le recrutement du personnel qui travaille sur les points de revente ou qui est utilisé pour les règlements de compte, a changé.
C’est-à-dire ?
Avant, c'était des gens du coin, du quartier, on les connaissait plus ou moins. Aujourd'hui, le recrutement est national, avec une main-d'œuvre qui tourne sur toute la France et qui ne reste pas longtemps au même endroit. Avec trente points de revente sur Rennes, à raison de 50 personnes par lieu de deal, on parle quand même d'environ 1 500 à 2 000 personnes. Évidemment, cela complique le travail de la police : quand vous en interpellez dix, vous en avez dix autres qui arrivent d'ailleurs.
Dit comme ça, cela paraît un jeu du chat et la souris insoluble ?
Mais cela veut-il dire qu'il ne faut rien faire ? Ce n'est pas mon approche. On se doit d'être présent là où il y a des difficultés. Quand on fait une opération "place nette" au Blosne (1), je n'ai pas la naïveté de penser que l'on va totalement éradiquer le trafic sur Rennes et que l'on va interpeller les personnes qui le dirigent depuis Dubaï ou le Maroc. Cette lutte-là est menée par ailleurs. L'objectif est de dire aux habitants : nous sommes présents. Nous ne vous abandonnons pas. Et je trouve qu'en soit, c'est légitime.
Il s'agit avant tout de rassurer les habitants ?
C'est une logique de service public. Il y a eu des problèmes, des faits graves : on ne les banalise pas. Et pendant quelque temps, on va avoir une attention particulière, pour vous, pour ce quartier. Pour tenter d'améliorer les choses. Rien que ça, cela me semble être une justification forte à cette opération. Je n'apprécie pas tellement le discours qui consiste à dire que tout ce que l'on fait ne sert à rien. Je pense que tout ce qui peut être tenté d'utile doit être réalisé. Cette lutte est compliquée. Il y a une augmentation de la consommation de stupéfiants qui se conjugue à des entreprises criminelles, en forte concurrence. Il faut se poser la question de la demande.
Que voulez-vous dire par là ?
C'est assez simple. Sans demande, pas de trafic. La consommation ne fait que croître, avec une très grande banalisation de l'usage du cannabis. Et, ce qui est un peu plus nouveau, une banalisation également de l'usage de la cocaïne. Pourquoi consomme-t-on autant, dans notre pays, de médicaments, d'alcool, de stupéfiants ? Pourquoi autant de produits psychoactifs, sous toutes leurs formes, légales ou non ? C'est un sujet essentiel de santé publique. Il y a certainement une forme de mal-être. La consommation de stupéfiants peut en être un indicateur.
Que dites-vous aux consommateurs ?
Je suis favorable à une politique de responsabilisation de l'usager, par exemple avec les amendes forfaitaires délictuelles. Sur Rennes, depuis que cela a été lancé, en 2020, il y a eu 5 370 verbalisations. Je pense que pendant plusieurs décennies, on a eu un rapport ambigu à la prohibition, en étant plus ou moins tolérants. C'était interdit, mais pas sanctionné. Peut-être pour des raisons idéologiques. Peut-être aussi pour acheter la paix sociale dans les quartiers où l'argent du trafic faisait vivre des gens. On a un peu fermé les yeux. Mais désormais, l'argent part ailleurs, il n'irrigue plus localement autant qu'avant : les gros bonnets sont loin, hors de France…
Vous dites qu'on se réveille avec la gueule de bois...
Oui, à un moment donné, tout cela nous a échappé. Parce que la demande est devenue beaucoup plus forte. Tout comme, dans la même proportion, les enjeux financiers. Et la violence des groupes criminels – il y a de telles sommes d'argent en jeu – a augmenté. Aujourd'hui en effet, on se réveille et on constate que l'on a perdu le contrôle. Je pense que l'on paye une ambigüité de plusieurs décennies.
Qu'en est-il de la prévention ?
Ce n'est pas mon domaine d'action. Mais, je peux cependant vous dire qu'il est important de faire de la prévention. Notamment auprès des plus jeunes et de leurs parents. Je pense aux parents qui, il y a une trentaine d'années, ont pu fumer quelques joints et qui se disent : j'ai un peu transgressé, mais cela ne m'a pas empêché de construire ma vie. Simplement, ce que beaucoup ignorent malheureusement, c'est que le produit que fume leur enfant n'est plus du tout celui qu'ils ont pris à l'époque. Le taux de concentration de principe psychoactif (THC) est beaucoup plus élevé. Consommer ces produits n'est pas neutre : selon les neurologues, cela a un impact sur le cerveau, surtout avant 25 ans. Penser que tout cela est sans conséquence est une hérésie absolue. Cela joue sur la santé mentale des jeunes. Et on peut malheureusement faire confiance aux groupes criminels pour adapter leur produit, le rendre plus fort pour créer plus de dépendance, dans une pure logique commerciale. La santé de leur client est bel et bien le dernier de leurs soucis.
Dans quel état d'esprit êtes-vous, quelques semaines après un événement que la maire a qualifié de "traumatisant" ?
Les faits qui se sont produits dans la nuit du 9 au 10 mars au Blosne, sur le secteur Banat/Serbie, sont extrêmement graves. Pour les habitants qui en ont été témoins, ils sont en effet particulièrement traumatisants. Face à cette situation, chacun a redoublé d'efforts. Élus, professionnels, associations, habitants : nous sommes tous mobilisés pour que le narcotrafic ne mette pas à mal les dynamiques associatives et les habitants qui animent le Blosne au quotidien. Nous ne lâchons rien, et nous continuons à mener les transformations qui donnent un nouveau visage au quartier. Au Blosne, ce sont plus de 200 millions d'euros investis ces dix dernières années pour plus de services publics, pour des logements de qualité, pour que chacun puisse profiter d'espaces de respiration…
Face au narcotrafic, quelle est la place de la Ville ?
Le narcotrafic étend son emprise sur de nombreuses villes dans notre pays, petites, moyennes ou grandes. Il n'y a évidemment pas de solution miracle, pas de solution unique. Nous agissons à notre échelle, dans le cadre des compétences municipales, et en lien étroit avec l'ensemble des autorités. Mais face à cette criminalité organisée de dimension internationale, beaucoup de réponses se jouent au niveau national et européen. La police nationale, qui est chargée de la lutte contre le trafic de stupéfiants, est particulièrement mobilisée. Elle a engagé des moyens très importants sur le quartier du Blosne ces dernières semaines, et je souhaite rendre hommage au travail mené par les policiers nationaux que ce soit sur le terrain, pour rassurer les habitants et prévenir les comportements délinquants, mais également en matière d'enquête, en lien avec les services de justice.
Le procureur le rappelle régulièrement aux habitants, le trafic et les violences qui les accompagnent ne restent pas impunis. Près de la moitié des personnes incarcérées à la prison de Vezin-le-Coquet le sont pour trafic de stupéfiants. Notre police municipale mène aussi un travail remarquable sur le terrain, dans ses missions de proximité. Elle patrouille notamment aux abords des écoles et des équipements publics, au contact des habitants, des équipes éducatives et des professionnels du quartier. Mais elle n'a pas le pouvoir de mener des enquêtes, ce n'est pas son rôle et la loi ne le permet pas.
Que répondez-vous aux habitants qui se posent des questions sur l'occupation très visible de l'espace public par les dealers ?
Je dis à tous les habitants que je rencontre que nous n'allons pas les lâcher. Que l'ensemble des autorités, préfecture, police, justice, mairie, est déterminé pour lutter contre les points de deal. Vous citez à juste titre l'occupation de l'espace public par les trafiquants. Nos services sont très présents au quotidien, sur le terrain, pour enlever le mobilier utilisé par les dealers, pour démonter les obstacles installés par les délinquants pour bloquer certains accès et ralentir les forces de police… Certains jours, ils ont enlevé jusqu'à une tonne d'objets encombrants sur l'espace public. Nous avons renforcé nos dispositifs et nous envoyons un message sans équivoque aux trafiquants : nous ne vous céderons pas un pouce de terrain, nous ne vous laisserons pas vous approprier l'espace, vous n'êtes pas chez vous ici ! Là aussi, au-delà des réponses pénales et policières, je veux saluer l'action des bailleurs sociaux, des éducateurs, des associations, des animateurs, des équipes de médiation, des travailleurs sociaux et des nombreux professionnels mobilisés sur le quartier pour que les habitants puissent vivre dans la sérénité. Ce travail quotidien est extrêmement précieux.
Malgré tout, beaucoup d'habitants se disent toujours attachés à leur quartier…
Oui, et ils ont raison ! Les difficultés liées au trafic de stupéfiants sont lourdes, mais elles restent localisées. Certaines adresses, certains îlots sont très directement impactés, mais pas l'ensemble du quartier. Les habitants nous le disent, les plus jeunes notamment : "Dans la presse, on ne parle de nous qu'en mal". C'est très important pour moi de ne pas minimiser les difficultés, au quotidien, mais il ne faut pas non plus ignorer tout ce qu'il se passe de positif. Le Blosne est un quartier très agréable à vivre. Il dispose d'un tissu associatif très important, d'un marché très prisé, de nombreux équipements et services publics, et d'habitants qui s'engagent au quotidien pour l'animer, le faire vivre, développer des initiatives solidaires et culturelles.
Propos recueillis par Isabelle Audigé
La Stratégie territoriale de sécurité et prévention de la délinquance
La ville de Rennes a mis en place une politique de tranquillité publique associant prévention, répression, présence policière sur le terrain et médiation. En 2020, cette stratégie a été concertée avec la population pour élaborer un Livre blanc de la tranquillité publique.
La stratégie territoriale de sécurité et de prévention de la délinquance 2021-2026 constitue la feuille de route des services municipaux autour de plusieurs axes :
- assurer la sécurité et la tranquillité des Rennaises et des Rennais,
- renforcer la prévention auprès des jeunes et travailler avec et auprès des parents,
- lutter contre les violences sexistes et sexuelles et favoriser l'accès au droit,
- améliorer la qualité de la relation police-population.