Véronique Chable prend la bio à la racine
Quarante ans après avoir commencé à collecter ses premières semences paysannes, Véronique Chable peut mesurer le chemin parcouru avec l’accueil à Rennes du 20e congrès mondial de la bio, dont elle est une cheville ouvrière.
Si elle nous dit que tout reste à faire, la chercheuse agronome nous l’assure : le vent du changement a commencé à souffler...
L'essentiel à retenir
- Véronique Chable est chercheuse à l'INRAE, Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
- Depuis 40 ans, Véronique Chable recense les semences "paysannes", non modifiées par l'industrie
- Elle coordonne l'organisation du Congrès mondial du bio, à Rennes, du 6 au 10 septembre
Si tout le monde utilise ce mot, la notion de « bio » demeure un concept flou…
"Il est certes très insuffisant de réduire la bio aux cultures sans pesticides. C’est d’abord un projet de société. Entre la bio authentique et la bio business, il y a tout un monde. Aujourd’hui, on se contente trop souvent de verdir la façade de l’agriculture conventionnelle et du système alimentaire global.
Par exemple, faire des plantes résistantes aux maladies n’a aucun sens, si on comprend la notion de santé et les pratiques paysannes pour sa préservation dans les écosystèmes bio. On redécouvre également aujourd’hui l’utilité des micro-organismes pour les êtres vivants et le fait qu’il n’y a pas d’évolution possible sans virus…
La bio reste un objectif, un idéal à atteindre, et nous en sommes toujours à rétablir les équilibres détruits par l’agriculture productiviste.
Beaucoup de praticiens de la bio en sont convaincus : il faut changer notre rapport au vivant, et non pas se contenter de lui appliquer une vision matérialiste.
Le nouveau paradigme doit être culturel et non plus seulement agricole. Il implique donc la responsabilité de tous.
Vous êtes spécialiste des semences paysannes. Est-ce à dire que tout se joue dans la graine ?
J’ai la responsabilité d’un petit groupe « biodiversité cultivée et recherche participative » à l’Inrae, dans un département réunissant tous les chercheurs en questionnement sur le système dominant, hérité de l’après-guerre.
Mes activités sur la bio ont commencé avec la question des semences : en 2000, un règlement a stipulé que l’agriculture biologique devait utiliser des semences biologiques. Logique… sauf que ces dernières n’existaient pas !
Nous sommes donc repartis des variétés paysannes stockées comme « ressources génétiques » dans des centres de recherche. On les a en quelque sorte aidées à réapprendre leur vie d’avant, faite de coopération entre les espèces.
Le conventionnel suppose au contraire la standardisation et l’homogénéisation (par le clonage, les hybrides F1, les lignées pures…).
Les semences sont sorties des fermes et de la compétence des agriculteurs pour devenir un intrant de production, comme les engrais et pesticides. Un nouveau métier, celui de sélectionneur professionnel, est apparu au siècle dernier, et avec lui les droits de propriété intellectuelle sur les variétés.
Aujourd’hui, ils ne sont plus nombreux à se partager le gâteau. Quand vous savez que Bayer et Monsanto ont fusionné et dirigent également l’industrie pétrochimique à l’autre bout de la chaîne…
Vous avez commencé très tôt ce travail de conservation des variétés paysannes.
Ce fut même mon premier boulot, en 1983. C’est l’époque des premières « banques de gènes » en Europe, un demi-siècle après le pionnier Vavilov en Russie (la plus ancienne banque de graines du monde, abrite les graines et semences d’environ 345 000 variétés végétales, dont 80 % sont uniques au monde).
Dans le cadre d’un programme lancé par l’Europe, je devais identifier 800 sacs de graines de chou, avant de les congeler. Du chou-fleur à choucroute, du chou fourrager, de Bruxelles… Les semences provenaient des champs de paysans, des jardins et aussi de collections de passionnés de plantes potagères. Toutes allaient disparaître au profit de variétés modernes. En 2000, l’idée des acteurs de la bio était déjà de sortir de l’hybride F1 et de la vision mercantile imposée par l’obligation de l’inscription des semences dans un catalogue.
En créant l’homogénéité dans les champs, on avait favorisé le développement des maladies. La famine irlandaise du XIXe siècle, par exemple, s’explique par la diffusion d’une seule variété de pomme de terre…Le mildiou a fait le reste.
Le drame des semences paysannes est que le savoir-faire des agriculteurs a disparu avec. C’est toute cette diversité et cette connaissance qu’il faut retrouver afin de réenclencher le processus d’évolution et d’adaptation aux conditions changeantes des climats, potentialités que n’ont pas les variétés modernes homogènes et stabilisées. Pour boucler la boucle, j’ai ressorti les graines collectées au début des années 1980, pour les rendre aux paysans vingt ans plus tard... C’est beau non ?
Les projets menés à la Prévalaye semblent vous donner raison…
L’idée d’avancer plus doucement, en fédérant la plus grande diversité d’acteurs possible, est très bonne. Il s’agit d’un projet sociétal, et pas seulement agricole, partagé avec les habitants dans le cadre de la Fête du champ à l’assiette.
C’est la même chose que pour les semences paysannes, mais à l’échelle culturelle : l’idée que la diversité, c’est la vie. Aujourd’hui, la Basse-cour, le Jardin des Mille Pas, PermaG’Rennes ou la Maison des semences paysannes de Kaol Kozh à Chavagne occupent le site, la greffe semble donc avoir pris. La chance de Rennes et de sa métropole est enfin qu’il y a eu une vraie prise de conscience chez les élus et les collectivités.
Vous pilotez également le congrès mondial de la bio...
Le congrès, c’est un peu l’institution dans l’institution Ifoam (Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique), créée en 1972 par l’association Nature et progrès. Cette dernière fêtera l’année prochaine ses 50 ans. Organisé tous les trois ans, le congrès revient en France pour sa 20e édition…
Je voudrais insister sur la dimension internationale de l’événement. Que ce soit à Séoul, Istanbul, ou dans la pollution de New Dehli, pour les précédentes éditions, tous les acteurs de la bio y partagent un même objectif, quelles que soient leur culture ou leur religion.
C’est une bonne chose que cette édition française ait lieu en Bretagne. Cette région est une terre d’extrêmes, celles des pionniers du productivisme, mais aussi celle des premiers agriculteurs bio. 2 000 congressistes venus du monde entier sont attendus, pour 80 conférences programmées sur trois jours.
Le contexte du Covid obligeant, ce congrès sera proposé en deux versions, présentielle et digitale, et Voyage en terre bio est en quelque sorte son troisième volet : une agora sera notamment organisée place des Lices pour échanger sur les principaux thèmes du congrès avec les locaux et les congressistes curieux de rencontrer des initiatives locales.
Adopter la bio, c’est aussi retrouver le goût et la variété…
Des questions essentielles restent néanmoins en suspens : comment intéresser les jeunes chercheurs et les pousser à s’investir dans les semences pour la bio ? Comment faire évoluer le goût dans nos sélections ? On appelle cela de la sélection culinaire, et nous goûterons par exemple des carottes cultivées chez un producteur de Kaol Kozh à Chavagne avec Chav’AMAP.
Il est tellement simple d’accompagner la nature, en se contentant de sélectionner les semences qui s’adaptent bien à leur milieu et aux besoins. Vous n’aurez peut-être rien qui vaille la première année, et seulement quelques graines la suivante, mais vous finirez toujours par obtenir une population.
Les carottes ne sont donc pas cuites !
Propos recueillis par Jean-Baptiste Gandon
Sources et ressources
Véronique Chable et Gauthier Chapelle sont auteurs du livre référence La Graine de mon assiette, paru en 2020 aux éditions Apogée.
Sur les Hybrides F1 (1ere génération d'un croisement de deux variétés), lire les explications Wikipedia
Sur le programme du Congrès mondial du bio, à Rennes, du 6 au 10 septembre
Sur le programme grand public de Voyage en terre bio