Si l’histoire se répète toujours deux fois, elle nous enseigne surtout que la covid-19 n’est pas le premier virus à avoir empoisonné l’atmosphère rennaise. De la grande peste noire du XIVe siècle au covid-19 contemporain, l’historien Alain Croix nous explique surtout que, si le nom des fléaux a changé, les réflexes face à la pandémie sont peu ou prou restés les mêmes.
« La covid-19 a tué 50 000 personnes en deux mois sur le territoire de Rennes Métropole. » L’historien Alain Croix ferait-il désormais dans les fake news, le nouveau poison de l’information ? À moins qu’il s’agisse seulement d’une image…
« J’ai simplement transposé à la période actuelle le pourcentage des pertes subies lors de l’épisode de peste de 1597, la plus grave crise sanitaire jamais connue par Rennes. En 2 mois, 12 à 13 % de la population avait été décimée. C’est ma manière de montrer que la crise sanitaire actuelle est sans commune mesure avec les épidémies dévastatrices des XVIe et XVIIe siècles. Et que la société contemporaine n’accepte plus du tout, la mort. Pour les épisodes pandémiques ‘classiques’, les taux de mortalité tournaient autour de 2 %, un chiffre déjà considérable. »
Alain Croix sait de quoi il parle : « grâce à la qualité exceptionnelle des archives municipales et du Parlement de Bretagne, il est quasiment possible de suivre les épidémies à la trace. »
De l’explication divine aux progrès de la médecine, comment ces épisodes de crise furent-ils interprétés au fil des siècles ? À quels virus les Rennais durent-ils survivre ? Alain Croix nous répond que si les pertes furent plus ou moins élevées, la peur face à la pandémie n’a quant à elle jamais cessée d’augmenter.
La ronde des pandémies
Peste. Son nom suffit à réveiller les fantômes les plus effrayants, surtout quand elle est dite noire. La peste, parée de ses plus beaux bubons et pustules, s’est régulièrement invitée à la table des Rennais aux XVIe et XVIIe siècles : 1582-1585, 1588-1602, 1605, 1607-1617, 1622-1627, 1628, 1624-1632, 1636-1637… Des épisodes répétitifs, caractéristiques d’une situation endémique. « La peste est alors un mot générique. On ne sait pas si il s’agit bien d’elle dans la mesure où les symptômes ne sont pas toujours décrits… »
Dysenterie. Vaincu en 1660, le virus diabolique va laisser la dysenterie régner sur le XVIIIe siècle. « Ce virus lié à la mauvaise qualité de l’eau, va essentiellement toucher les campagnes, et épargner les villes. » Ces dernières pourront être ponctuellement touchées par des épisodes de typhus, laissé dans leur sillage par les soldats infestés de poux.
Choléra. « La grande peur du XIXe siècle s’appelle le choléra, continue Alain Croix. Cependant, les autorités publiques s’en préoccuperont peu, dans la mesure où celui-ci touche essentiellement les pauvres. » Enfant de la promiscuité né dans la fange des logements sordides, le virus fait de la politique. « J’ai pu récupérer et analyser des chiffres pour un quartier de Nantes touché par le choléra : 1 journalier sur 12 y avait été emporté par la maladie. Pour les propriétaires, le ratio était de 1 sur 2000, soit 160 fois moins ! »
Grippe américaine. Apparue dans les camps de l’armée américaine après 1914-18, cette grippe est devenue Espagnole pour des raisons diplomatiques : rendre les alliés responsables d'une telle tragédie était en effet politiquement inimaginable. Ce virus est dans tous les cas l’un des derniers à avoir empoisonné la vie des Rennais.
Dans la capitale de Bretagne, la dernière campagne de vaccination de masse concernera la variole, et aura lieu en 1955, suite à la découverte de cas à Vannes. On aurait pu croire l’histoire finie, mais, nous le savons désormais, les pandémies n’avaient pas dit leurs derniers maux…
Aux différents maux les mêmes remèdes
« Les mesures adoptées par le passé sont largement reprises aujourd’hui », éclaire Alain Croix.
À commencer par la solution du confinement, systématiquement mis en place. « Il s’agit alors d’isoler la cité intra-muros de l’extérieur. Le cordon sanitaire vise surtout les mendiants, qui viennent chercher secours en ville. »
Le bal incessant des paniers de victuailles montant et descendant des étages le long de cordes rappelle la chance pour les malades aisés de pouvoir être soignés à domicile. La réalité est plus sombre pour les miséreux, « transférés et enfermés dans les maisons de santé, notamment vers Cleunay. »
Anecdote éclairante et renvoyant au débat actuel sur l’efficacité du port du masque, « tout le monde pense alors que le bacille de la peste, et donc la colère divine, est transporté par l’air. » Nous apprendrons par la suite que cette dernière fait aussi des sauts de puce…
« Les riches ont également l’option du repli dans leurs résidences secondaires. On assiste à chaque crise à des exodes massifs, au point que le sénéchal de Rennes proposera de condamner à mort les conseillers municipaux et les parlementaires tentés par l’exil ! »
Côté commerce et manifestations publiques, l’écho avec la période contemporaine est également troublant. Parmi les mesures prises : transfert des marchés hors de la ville ; fermeture des tavernes ; interdiction des bals et danses publiques, des arbres de mai, des concours de tir à l’arbalète, ou des représentations théâtrales…
L’histoire se répète, donc, même si Alain Croix distingue trois différences notables avec la période actuelle : « je citerai la création d’hôpitaux spécialisés, aux XVIe et XVIIe siècles. Je ne trouve pas d’équivalent aujourd’hui, excepté peut-être les hôpitaux militaires déployés dans l’Est de la France au moment de la 1ère vague du covid-19 ; ensuite, la gestion locale des épidémies est une autre spécificité de cette époque ; enfin, le rapport à la religion, beaucoup plus fort hier qu’aujourd’hui. »
Dieu sauve la Rennes
« L’église se propose de traiter les causes profondes de la maladie, nous éclaire Alain Croix. Si le mal provient de l’air infecté, il s’agit alors de purifier ce dernier. » Des feux sont allumés aux carrefours et des plantes odoriférantes brûlées. Il n’est pas rare de sentir une odeur de genêts dans l’atmosphère. Profession à la mode à cette époque, des spécialistes du ‘désairement’ se rendent dans les maisons infectées. Un travail à haut risque rémunéré en conséquence.
Pour purifier ce mauvais air empli de l’ire divine, les Rennais imaginent également de grandes processions solennelles, « au prix, donc, de grandes entorses à la règle de distanciation ». « En 1632, la ville promet d’offrir une statue en argent à l’église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle contre l’éradication de la peste (voir ci-dessous, ndlr). Le vœu sera livré en 1634, célébré avec tambours et trompettes, par un cortège très spectaculaire.»
Le salaire de la peur
On pourrait penser que le sentiment de la peur a diminué au fil des siècles, avec les progrès de la science et de la pensée dite rationaliste. « C’est exactement l’inverse ! J’ai pu consulter 24 testaments réalisés par des personnes infectées, et je n’ai trouvé aucune trace d’angoisse, ou de dévotion particulière pour un saint particulièrement protecteur. Certes, ce sentiment existe chez les notables, mais la tolérance à la mort reste beaucoup plus grande qu’aujourd’hui. Imaginez comme je le proposais au début de cet entretien, 50 000 morts en deux mois sur le territoire de Rennes Métropole. Ce scénario catastrophe est tout simplement inimaginable ! »
Pour conjurer la peur et perturber le labeur de l’Ankou (le serviteur de la mort en Basse-Bretagne), les édiles rennaises ont eu recours à… l’argent : « des chirurgiens sont alors recrutés dans les maisons de santé contre un salaire faramineux (parfois multiplié par dix), ou contre la promesse d’une maîtrise. »
La foi est toujours un remède miracle, à l’image de ces Capucins spécialisés dans l’aide aux pestiférés.
Dernier pilier : la médecine, malheureusement à deux vitesses. Contrepoisons efficaces, le Thériaque et le Mithridate sont réservés aux nantis. Les plus pauvres se contenteront quant à eux… de laxatifs.
De manière générale, la peste est un juteux marché. « Les apothicaires ont fait des profits incroyables avec la pharmacopée, et je pense que Rennes détient un triste record en la matière : entre 1624 et 1627, j’ai pu constater des prix huit fois plus élevés à Rennes qu’à Nantes ! » Qui a dit que l’argent ne donnait pas de fièvre ?
Alain Croix
Professeur d’histoire émérite, Alain Croix est notamment l’auteur de : « La mort quotidienne en Bretagne (1480-1670), sa thèse d’état, pour laquelle il dépouillera plus de 3 millions d’actes d’état civil ; « La Bretagne aux XVIe siècle et XVIIe siècle : la vie, la mort, la foi »...
RETOUR SUR UN CARNAGE HUMANITAIRE
Connaissez-vous l’histoire de la peste, ce virus qui, avant de frapper, n’offre pas de bonbons, mais de gros bubons bien noirs ? Redoutablement efficace, la tueuse en série a décimé un tiers de la population européenne en l’espace de 5 ans, entre 1347 à 1532. Personnalité associée au Théâtre National de Bretagne et professeur au Collège de France, l’historien Patrick Boucheron revient sur la pire catastrophe connue par le Moyen Âge. Une enquête haletante en dix dates et nombreux rebondissements, à suivre ci-dessous.
LES HEURES SOMBRES
Pendant huit ans, de 1624 à 1632, la peste ravage Rennes. Du premier rat au dernier « hourra » libérateur, récit d’une période noire et sans fin, quand la mort rodait à tous les coins de rue.
Le jour s’est levé sur ce matin de l’hiver 1624, et l’effroi a saisi cette femme de chambre. Madame est morte, emportée par la peste, implacable et cruelle. Les rats avaient prévenu… Et de gros bubons noirs pourrissant le sang, étaient apparus sur le corps de sa maîtresse, comme la promesse d’une issue fatale. La farandole du diable, c’est sûr, venait de commencer, et l’Ankou se rappelait aux mauvais souvenirs des Rennais.
La peste, une vieille connaissance
En 1505 déjà, lors d’un Tro Breizh, la duchesse Anne avait évité la cité bretonne par crainte de la peste, et cette dernière n’avait pas cessé de sévir par la suite, au rythme de diaboliques parenthèses infernales.
Avec, à chaque poussée de fièvre, la même panique : le Parlement quittait Rennes pour une contrée plus hospitalière, et l’on prenait à dose homéopathique quelques mesures d’hygiène : curage des fossés, évacuation des prisons encombrées, interdiction de laisser les pourceaux errer dans les rues, fermeture des écoles et des tavernes, sanctions contre les malades s’échappant de leurs maisons cadenassées… Interdits les tirs au Papegaut (arbalète), proscrits les Mystères sous peine d’emprisonnement pour les comédiens ! Puis, les parlementaires revenaient avec l’accalmie.
Lors de la peste de 1605, 500 malades avaient déjà été hospitalisés dans de nouveaux bâtiments de la Croix-Rocheron. On aurait pu penser la messe dite, mais voilà que les pustules fleurissaient à nouveau sur la fleur du mal.
Neuf ans de malheur
Première d’une longue liste de victimes à venir, madame est à peine froide que déjà, la rumeur court et échauffe les esprits. On évente et désinfecte sans tarder les maisons par de grands feux, pour chasser l’air impur et les mauvais esprits.
En 1626, la police prendra des arrêtés draconiens pour prévenir la contagion : défense à la veuve d’un pelletier de toucher à ses vieilles hardes et de les éventer, sous peine de mort ; pose d’un cadenas sur la maison d’un mort ; interdiction d’accès à la ville pour les habitants des paroisses infestées. C’est Vitré, et non Rennes, qui accueillera la réunion des États de Bretagne.
En 1627, une procession générale durera trois jours, dans une communion d’habits de cérémonie, en présence de tous les corps judiciaires et militaires…
Le 12 octobre 1632, un membre du clergé suggèrera enfin l’idée d’un vœu à Notre-Dame de Bonne Nouvelle, en échange de la fin de l’épidémie. Miracle, la peste s’enfuira le jour même, et il faudra deux ans à l’orfèvre parisien La Haye pour transformer le vœu en une statue bien réelle. La pièce livrée le 8 septembre 1634, représentera "la ville de Rennes, avec ses murs, tours, porteaux, églises et édifices notables; une image de Nostre-Dame, s'élevoit par-dessus, estendant la main sur le convent de Bonne-Nouvelle, son petit Jésus donnant la bénédiction à la ville, le tout du poids de cent dix neuf marcs (29,1 kg)".
Le lendemain, une nouvelle procession se dirigera vers l'hôpital de la santé où l'évêque célébrera une messe pour les morts. Les clés de l'hôpital et celles des maisons des morts pestiférés seront déposées au pied de l'image de Notre-Dame. Pendant les quatre jours de solennités, l'affluence d'étrangers à la ville sera si grande que le pain manquera.
Mais tout cela, la femme de chambre ne le saura jamais, emportée par l'Ankou du mauvais sort dans les sillons noir de sa maîtresse...
Là où il y a de l'hygiène...
Miraculeusement conservées, les archives du Parlement de Bretagne sont paroles d’Évangile concernant la peste.
De 1555 à 1789, 45 de ses 275 remontrances ont ainsi concerné l’hygiène dans la province. Les motifs des arrêts sont variables : maladies contagieuses (97) ; peste (45) ; soignants (44); épidémies (34) ; rage (10) ; maisons de santé (10) ; prostitution (6), etc.
Et, entre 1582 et 1640, le bras de justice prendra de nombreuses mesures de prévention et de lutte contre la peste, dont 120 arrêtés touchant à des sujets variés : mesures de prévention de la peste à Rennes, concernant principalement les immondices de la ville, et les mendiants (1605) ; dispositions précises pour empêcher l’entrée à Rennes d'habitants des paroisses affligées par la peste (1624) ; arrêt pour l’enterrement en dehors des cimetières des personnes décédées de la peste (1625) ; appel d'une sentence des juges de la police de Rennes concernant des pratiques magiques de la nommée Guillon (1708)…
Le bonus noir : La Peste, d'Albert Camus
Et si nous profitions du confinement pour réviser nos classiques ? Voici les premières phrases du chef-d'œuvre métaphorique d'Albert Camus :
« Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux M. Michel, il sentit mieux ce que sa découverte avait d’insolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre tandis que, pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était d’ailleurs catégorique : il n’y avait pas de rats dans la maison. Le docteur eut beau l’assurer qu’il y en avait un sur le palier du premier étage, et probablement mort, la conviction de M. Michel restait entière. Il n’y avait pas de rats dans la maison, il fallait donc qu’on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s’agissait d’une farce. »