Rennes dans la fièvre de l'affaire Dreyfus

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Été 1899. Tous les projecteurs sont braqués sur Rennes. La ville accueille le procès en révision du capitaine Dreyfus. Histoire de l'une des plus célèbres erreurs judiciaires de France…

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Alfred Dreyfus, en 1890 (Aron Gerschel)

Le point de départ

En 1893, Alfred Dreyfus est capitaine-stagiaire à l'état-major, au Ministère de la guerre. L'année suivante, un papier révélant des informations et destiné à l'Allemagne tombe entre les mains du contre-espionnage français. Pas de doute possible : il y a un traître dans l'armée française. L'écriture d'Alfred Dreyfus ressemble à celle de ce papier et même si les analyses graphologiques ne vont pas en ce sens, il est arrêté le mois suivant. Pourquoi ? Parce qu'il est récemment arrivé. Parce qu'il vient d'Alsace. Parce qu'il faut bien un coupable. À l'époque, sa religion n'est pas pointée du doigt. En décembre, il est condamné au bagne à perpétuité pour espionnage. La presse comme le public le condamnent. Jean Jaurès et Clemenceau, qui seront plus tard ses soutiens, l'enfoncent. Il est déporté en février en Guyane. Fin de l'histoire ? Pas tout à fait…
 

En 1896, le contre-espionnage intercepte un nouveau document, là encore destiné à l'Allemagne. Tout s'éclaire : l'espion n'était pas Dreyfus mais le commandant Esterhazy. Ce dernier est jugé… et acquitté. Difficile, pour la justice, d'admettre son erreur. Dreyfus reste en Guyane. C'est le début du scandale. Le frère de Dreyfus se démène pour faire éclater la vérité, Zola publie "J'accuse…!", l'affaire s'étale partout et la France se divise, entre dreyfusards et anti-dreyfusards, sur fond d'antisémitisme.

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La Une de l'Aurore, signée Emile Zola. Un exemplaire est visible au Musée de Bretagne.

Le débat est d’autant plus vif que les preuves de l’innocence du condamné sont connues et publiées par la presse dès 1896. Dans ces conditions, la justice militaire ne peut faire autrement que d’examiner à nouveau ce dossier : c’est le procès en révision qui a lieu à Rennes, du 7 août au 9 septembre 1899. Un mois d’audience qui permet également de dresser un portrait, en quelques lieux emblématiques, de ce qu’était alors la ville de Rennes.

Rennes, une ville moderne…

Les rédactions saisissent tout de suite la portée de l’événement et envoient leurs meilleurs reporters en Bretagne pour couvrir les débats. Célèbre plume du Figaro, Charles Chincholle prédit que Rennes sera en cet été 1899 «l’endroit du monde d’où va sortir le plus de bruit». D’ailleurs, le jour de l’ouverture du procès, le Times de Washington s’inquiète du peu de places accordées aux correspondants étrangers. Émile Zola, lui, pour ne pas ajouter à la fébrilité ambiante, décide de ne pas se déplacer. Les journalistes dépêchés pour le procès Dreyfus ne passent assurément pas inaperçus dans cette ville qui compte alors à peine 70 000 habitants.

À la descente du train, le chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine se dévoile sous son aspect le plus moderne, entre éclairage public et «tramway urbain» (la ligne n°1 qui va jusqu’au «faubourg de Fougères»). Ce que les reporters voient en premier lorsqu’ils arrivent à Rennes, c’est la place de la gare avec ses hôtels-restaurants et ses panneaux publicitaires. Cet espace est prolongé par une immense avenue qui ne porte pas encore le nom de Jean Janvier (ce n’est que dix ans plus tard que ce dernier deviendra maire) et au bout de laquelle trône la caserne Saint-Georges, garnison d’un des bataillons du 41e régiment d’infanterie.

Le saviez-vous ?

Le musée de Bretagne a un fonds entier consacré au dossier Dreyfus. 6 800 pièces, valorisées dans un parcours permanent qui retrace les grands moments de cette histoire. Lettres de soutien, cartes postales, affiches, photographies, dessins, revues, objets… Plongez dans l’ambiance carcérale de cette enquête aux multiples rebondissements.
Plus d'infos sur le parcours permanent Dreyfus du musée de Bretagne.

… et militaire

Militaire, Rennes l'est sans aucun doute. Partout ou presque, l'armée fait sentir sa présence. S’ils prennent à gauche en sortant de la gare, les voyageurs débouchent sur la caserne du Colombier, puis celle de Guines, avant de passer devant le polygone de tir qui jouxte l’arsenal. S’ils remontent l’avenue de la Gare, ils longent la prison militaire, où est détenu Dreyfus (revenu de Guyane) le temps de la révision de son procès. Juste en face se situe la salle du Lycée, où se déroulent les débats.

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Badauds et journalistes, à deux pas du lieu du procès, à Rennes

À l’origine, la décision de dépayser l’affaire de Paris au siège de la 10e  région militaire participe d’une volonté d’apaisement des débats. En délocalisant les audiences, on pense faire taire les polémiques. Pour autant, on peut se demander si la manœuvre était judicieuse tant l’uniforme, en cette toute fin du XIXe siècle, est présent à Rennes. Comment s’étonner que le climat y soit aussi hostile au capitaine Dreyfus ?

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À la sortie du procès, les soldats tournent le dos au capitaine Dreyfus.

Périphérie-centre

Après leur journée de labeur, les journalistes investissent le Grand Café de la Paix. Niché au pied du Palais du commerce, cet établissement est doté d’une terrasse qui en fait un haut lieu de la bonne société rennaise. Le gotha de la presse et des commentateurs s’y bouscule, de Barrès à Jaurès en passant par la journaliste Séverine. Le Grand Café de la Paix porte ainsi assez mal son nom en cet été 1899, puisqu’il est le lieu où se cristallisent toutes les fractures qui traversent le pays. Adversaires et partisans de Dreyfus s’y côtoient le temps d’un rafraîchissement.

Antoinette Caillot

En 1899, un seul journal est Dreyfusard à Rennes : l'Avenir. Il sera, de fait, l'objet de critiques très virulentes par ses concurrents. Les journaux nationaux dreyfusard salueront en revanche le courage de sa dirigeante : Antoinette Caillot. À l'occasion des 120 ans du procès en révision du capitaine Dreyfus, un passage a d'ailleurs été inauguré à son nom, à Rennes.

En plein cœur de la ville, ce sont bien les antidreyfusards qui tiennent le haut du pavé. Les dreyfusards, eux, sont relégués en périphérie, au 86 faubourg d’Antrain. Ils sont hébergés chez Victor et Hélène Basch, véritables socles du dreyfusisme rennais. Lui est professeur de philosophie à l’université de Rennes et l’un des cofondateurs de la Ligue des droits de l’homme. Mais, preuve de la marginalité du couple, c’est au restaurant des Trois-Marches, devenu LecoqGadby, que se retrouvent les partisans de Dreyfus : un lieu excentré, quasiment hors de la ville.

Si «l’affaire» est un événement d’une telle importance, outre son évidente dimension morale, c’est par ce qu’elle dit de la France de la fin du XIXe siècle. Rennes montre toutefois que la situation est timidement en train d’évoluer. Du fait du poids qu’y occupe l’armée, l’opinion n’est globalement pas favorable au capitaine Dreyfus, mais la publication le 2 août 1899 du premier numéro de L’Ouest-Éclair, journal catholique et rallié à la République, montre qu’il y a un espace pour un créneau politique plus modéré. Le succès rencontré par ce quotidien témoigne d’ailleurs que ce changement est réel, même si l’antisémitisme reste un mal profondément ancré au sein de la société française.

Interview de Robert Badinter

À l'occasion des commémorations des 120 ans du procès Dreyfus par la Ville de Rennes, Robert Badinter, parrain de l'événement, a accordé une interview exceptionnelle à TVR. Retrouvez ci-dessous quelques extraits de cet entretien. L'interview complète est visible dès à présent sur le site de TVR .

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La fin de l'histoire

À Rennes, la tension est palpable : l'un des avocats de Dreyfus est même victime d'une tentative de meurtre durant le procès. Après plusieurs semaines d'un procès éprouvant, le verdict tombe le 9 septembre 1899 : Dreyfus est une fois de plus condamné. Mais une condamnation en demi-teinte : 10 ans "seulement", pour trahison "avec circonstances atténuantes". Le monde s'indigne : on parle de boycotter la prochaine Exposition Universelle. Le gouvernement ne veut pas d'un 3ème procès : Dreyfus est gracié par le président dès la semaine suivante et retrouve sa liberté. Il lui faudra cependant attendre 1906 pour que la Cour de cassation casse finalement le jugement rendu à Rennes. Dreyfus est enfin innocenté. Réhabilité dans l'armée, nommé chevalier de la Légion d'honneur, il continuera cependant à cristalliser la haine d'une partie des Français. Il sera notamment victime, en 1908, d'une tentative de meurtre lors du transfert des cendres de Zola au Panthéon. Son auteur, un antisémite notoire, sera acquitté...

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Alfred Dreyfus, après la cérémonie de remise de la légion d'honneur, en juillet 1906 (AFP)

Texte : E. Le Gall / J.D.
Photos : Fonds photo du Musée de Bretagne