Un siècle après les premières réalisations d’Isidore Odorico père, la ville de Rennes conserve de nombreuses traces, bien visibles, de cette famille d’artisans mosaïstes : des milliers de petits cubes de couleurs reflétant la lumière de Bretagne sur les façades des immeubles, les devantures des boutiques et ce jusqu’au fond de la piscine Saint-Georges. Juste retour des choses, Rennes a gravé dans le marbre le nom et la mémoire de ces immigrés italiens.
Le décor pixellisé de la piscine Saint-Georges, ça vous cause ? Bien évidemment ! La splendide façade du magasin Crazy Republic, rue d’Antrain, aussi ? Bien sûr ! L’histoire de la famille Odorico, par contre, vous est sans doute moins familière. C’est celle, somme toute classique, d’une famille d’immigrés italiens venus chercher fortune en France : à Paris, puis à Tours, et enfin à Rennes où Isidore père, son frère Vincent et son fils Isidore s’imposeront comme les Mozart de la mosaïque. C’est aussi celle d’un artisanat luxueux rentré dans les mœurs et les usages quotidiens en devenant industriel. C’est enfin l’histoire d’un certain art dans toute sa splendeur, et dont la capitale de Bretagne sera l’un des foyers les plus ardents.
Odorico père et l’Eldorado rennais
Le destin des Odorico accompagne celui de la mosaïque contemporaine. Au point, même, de se confondre avec elle. D’abord parce que Sequals, la ville du Frioul dont Isidore père (1845-1912) est originaire, est également le berceau des plus grands noms de cet artisanat, à commencer par le fascinant pionnier Giandomenico Facchina. Ensuite, parce que l’entreprise familiale accompagnera les grandes évolutions techniques de cette technique au carrefour de l’art et de l’artisanat. Ouvriers d’art ou artistes industriels, les Odorico ont assisté à la renaissance de la mosaïque à la fin du 19e siècle, accompagné son virage art déco entre les deux guerres, avant la grande vogue du modernisme.
Retour dans ce petit village de l’Italie, non loin d’Udine. Le nom d’Odorico n’est pas encore gravé en lettres d’or sur les frontons des maisons, et la mosaïque reste un art luxueux. Isidore et son frère Vincent sont venus à Paris pour retrouver leur mentor Faccina, qui a apporté de sa province d’origine une technique, dite par inversion. Leur premier cas pratique sera l’Opéra Garnier, où la musique rebondit toujours aujourd’hui sur ses murs colorés.
Après un intermède Tourangeau, Isidore et Vincent s’installent à Rennes où ils créent leur entreprise en 1882. Spécifiée sur leur carte de visite, leur spécialité déclarée est la «pose de mosaïque vénitienne et romaine, mosaïque de marbre pour dallage, la mosaïque en émaux et or. » Les amateurs rennais vont vite imprimer : entre 1885 et 1914, les deux frères reçoivent une quarantaine de commandes, à graver dans le marbre, le smalte ou le granit. Les Odorico laissent ainsi leur signature dans les églises, sur les devantures d’immeuble, et même sur les paillassons des maisons.
Rennes est alors vierge de toute culture mosaïque, ce qui ne va pas l’empêcher de devenir l’un des centres de production les plus importants, parallèlement à la révolution de l’émail : de luxueuse et couteuse, la mosaïque devient utile et économique, elle s’incruste même dans les salles de bain.
Odorico fils et la naissance d’un art industriel
Après la génération de l’immigration, Isidore Odorico fils incarne celle de l’intégration. Et si son père fut reconnu comme un artiste de la mosaïque, son fils se révélera surtout comme l’habile promoteur des nouvelles techniques dans tout l’Hexagone. Après avoir fait ses études aux beaux-arts de Rennes, il fonde la société Odorico Frères en 1918. Celle-ci prospère et des succursales sont ouvertes à Angers, Nantes et Dinard. En faisant passer son entreprise d’une poignée d’ouvriers à une centaine, Isidore Odorico assure non seulement son succès commercial, mais propulse une technique jusqu’alors artisanale dans l’ère industrielle. Les méthodes de travail changent. La petite musique faite de petites notes de couleurs, s’accélère, portée par un contexte très favorable.
Les mosaïstes sont le reflet de leur milieu culturel. Au début de la Troisième République, sous l’action combinée des sociétés savantes et d’une bourgeoisie ambitieuse, les architectes sont de plus en plus nombreux à venir s’installer à Rennes. La famille Odorico bénéficiera d’autant plus de leurs commandes que le 19e est le siècle de la pierre. On a en effet jamais autant bâti et reconstruit qu’à cette époque : églises, halles, mairies, écoles… Un monde nouveau sort de terre et les affaires des architectes rennais sont fructueuses.
Le premier d’entre eux, Arthur Régnault, transformera notamment les églises paroissiales en édifices de grande valeur, et sera le partenaire le plus régulier d’Odorico père. Après lui, Jean-Marie Laloy et Emmanuel Le Ray seront les architectes des écoles et des gendarmeries pour le premier, des crèches, des bains publics et des équipements sportifs pour le second. À l’image des petits cubes multicolores tapissant le fond de la piscine Saint-Georges, une de leurs plus brillantes réalisations, mosaïque et équipements sanitaires font alors très bon ménage. Plus tard, le talent architectural des rois du té Frédéric Jobbé-Duval, Hyacinthe Perrin, sans oublier les frères Mellet, se révéleront au grand jour sur les façades rennaises.
Enfin, l’architecture comptera en la personne de Jean Janvier, entrepreneur dans le bâtiment et maire de Rennes de 1908 à 1923, un ambassadeur de premier plan.
En avant la mosaïque, donc : cette technique rare appartenant au domaine des arts appliqués à l’architecture, à la charnière de la construction et de l’objet ; ce matériau coloré, chatoyant, inaltérable, et en même temps durable et économique. Les Odorico en ont fait un langage commun, ancré dans le quotidien des usages, et la mosaïque les a consacré en retour comme une dynastie internationale. Au final, l’histoire de cette famille du Frioul est celle d’un artisan provincial de génie qui imposera au reste de l’Europe une vision renouvelée de l’art au 19e et 20e siècle.
De la piscine Saint-Georges au magasin Valton (aujourd’hui Crazy Republic) du 9 de la rue d’Antrain via l’immeuble Poirier de l’avenue Janvier, la famille Odorico aura essaimé ses petits cubes de mosaïque sur les façades et dans les halls de nombreux bâtiments de Rennes. Une manière de colorer la ville et la vie n’étant pas sans rappeler les pratiques contemporaines du street-art.
EN AVANT LA MOSAÏQUE RENNAISE
Que les amoureux du petit cube se rassurent, ils n’auront pas à chercher les carreaux de couleurs disséminés aux quatre coins de la ville : l’office de tourisme Destination Rennes propose des visites guidées sur les traces d’Odorico. Quelques repères en attendant la balade : immanquables, forcément, le petit bain de mosaïque à la piscine Saint-Georges ; bain de soleil en perspective avec les cercles d’or illuminant l’immeuble « Poirier » (du nom de l’architecte), au 7 avenue Janvier. Quelques mètres plus loin, le magasin Rossais prolonge le plaisir au 31 rue Dupont des Loges.
Au 15 rue Saint-Martin, prière de lever la tête en l’air pour admirer l’art Odorico. Mais tous les trésors des mosaïstes italiens ne se laissent pas débusquer sans efforts. Ainsi, il faudra passer la porte du n° 25 de la rue Maréchal Joffre pour admirer l’aménagement de son entrée.
D’autres exemples de monuments qui ne sont pas restés sur le carreau : La Poste, place de la République (lambris et sol) ; l’entrée de l’immeuble du 18, rue de la Monnaie (à regarder à travers la porte vitrée) ; quelques mètres plus loin, le paillasson du magasin situé au n°3 de la même rue de la Monnaie ; la devanture de la pharmacie du n°1, place Saint-Michel ; à ne pas manquer, au 30 boulevard de la Liberté, le sol intérieur et les lambris en façade du café Le Globe.
Au total, 47 lieux recensés par les Amis du patrimoine rennais témoignent encore aujourd’hui de l’influence de la dynastie de mosaïstes italiens sur l’architecture rennaise.
Pour boucler la boucle, ou pour la commencer, rendez-vous au n°7 de la rue Joseph Sauveur, où l’architecte Lemoine réalisa la maison personnelle d’Odorico. Visite guidée du domicile familial, une maison kaléidoscopique, entre caverne d'Ali Baba et musée de la mosaïque.
PISCINE SAINT-GEORGES : ODORICO AU BAIN RÉVÉLATEUR
Il y a 90 ans presque jour pour jour, était inaugurée en grande pompe la piscine Saint-Georges. À la croisée des enjeux sociaux sanitaires et de l’histoire de l’art, l’édifice imaginé par l’architecte Emmanuel Le Ray et ornementé des mosaïques Odorico, est aujourd’hui classé monument historique. Lune occasion en or, de refaire le voyage dans l’eau de l’art.
Seize… C’est le nombre de piscines chauffées recensées en France en 1921. Pour donner un ordre d’idées sur le retard français, les voisins anglais en comptent alors 467, et les Allemands 591. À Rennes, les élus décident de se jeter à l’eau la même année : un premier projet prévoit la construction d’une grande piscine de natation. L’idée est de « faire de Rennes une ville bien moderne et des plus hygiéniques », précisent les documents officiels de l’époque. Malgré les efforts déployés par l’administration Janvier dans le domaine sanitaire et social (construction de crèches, dispensaires, écoles…), la ville pêche encore sur l’offre de bains froids. Les installations sont rudimentaires et l’eau utilisée, celle « souvent douteuse de la rivière Vilaine et du canal d’Ille et Rance ».
Le feu remet le projet à l’eau
La piscine sera construite sur ce terrain situé au nord de l’ancien couvent. Emmanuel Le Ray présente ses nouveaux plans la veille du Noël 1922.
Le caractère pittoresque et rationaliste du projet suburbain est remplacé par une recherche de monumentalité héritée du style beaux-arts du tournant du siècle : arc surbaissé, pylônes ornés de médaillons et sommés d’amortissements à la manière des halles ferroviaires…
Odorico fait des vagues
Trois marchés sont passés de gré à gré avec des entreprises spécialisées : Gentil et Bourdet de Billancourt pour les décors de grès flammé ; Grouvelle et Arquembourg pour la production d’eau chaude ; Odorico se chargera de la céramique.
Si la piscine Saint-Georges restera dans les mémoires comme l’un des fleurons de la famille Odorico, le cahier des charges a laissé très peu de marge de manœuvre au décorateur. L’utilisation de la mosaïque traduit les soucis hygiénistes de la conception : le matériau est lavable à grandes eaux et est réputé imputrescible. Du sol aux murs en passant par le bassin, tous les revêtements sont donc en mosaïque de grès cérame rehaussée d’une pointe d’émail.
Les indications de motifs et de couleurs furent données par l’architecte, et la seule intervention expressive du célèbre céramiste se trouve dans la frise de vaguelettes et de volutes qui orne le pourtour du bassin. Réalisée dans des nuances de bleus et de verts avivées par des tonalités jaunes et brunes, elle semble accompagner le mouvement et les clapotis de l’eau.
Achevé au mois de juin 1926, l’édifice est inauguré en grande pompe le 4 juillet suivant. En 1933, 60 000 baigneurs viendront pratiquer des jeux d’eau au milieu des œuvres d’art d’Isidore Odorico.
DES PETITS CUBES DANS LA VILLE
ABÉCÉD'ART
Du plus élémentaire au plus sophistiqué, petit tour d'horizon de cette technique très soucieuse du détail, et qui profita des XIXe et XXe siècles pour se répandre à l’intérieur des maisons, sur leur façades, et même jusque sur leurs paillassons.
- Le Paillasson : tapi dans l’ombre des halls d’immeuble et des portes d’entrée, cet ornement est un peu une métaphore ouvrière. Au seuil de l’entrée, il est aussi un lieu de passage obligé, un entre-deux-lieux : le visiteur n’est plus dans la rue, et pas encore dans la maison.
Ex : libraire, 3 rue Victor Hugo
- Le tapis : comme son nom l’indique, reproduit au sol l’ornementation du tapis.
- La plaque : elle annonce la couleur, c’est-à-dire à qui l’on s’adresse (dentiste, assureur….).
Ex : les Halles centrales, place Honoré Commeurec
- L’ornement et l’architecture : entre 1890 et 1910, les architectes rennais passent des commandes. Notable dans les réalisations, l’impact de la culture du Second Empire sur les mosaïstes. C’est l’époque des grandes réalisations (Opéra Garnier à Paris, Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille, Basilique de Fourvière à Lyon…).
Ex : Villa Kermoor, Saint-Quai-Portrieux ; Chapelle de l’hospice de Pontchaillou ; magasin Valton au 9, rue d'Antrain.
- Les détails d’architecture extérieurs : on désigne sous ce vocable les ornements de façades, souvent d’un style néo-renaissance.
Ex : les bains Saint-Georges ; l’immeuble situé au n°30, quai Duguay-Trouin ; l’immeuble Valton au 9, rue d'Antrain.
- Les tympans : ce terme désigne la surface verticale triangulaire délimitée par les corniches rampantes et la corniche horizontale d'un fronton. Il désigne aussi l'espace semi-circulaire d'un portail.
Ex : l’hospice de Saint-Brice-en-Coglès.
LE PUZZLE FRANÇAIS DE LA FAMILLE ODORICO
Durant l'entre-deux-guerres, Rennes est devenu un des grands centres de production de mosaïque en France : on recense des œuvres issues de l’atelier rennais dans 122 villes du Grand Ouest. Quelques morceaux choisis :
- Foisonnant : la villa Le Carhuel de M. Fricotelle, à Étables-sur-Mer.
- Fruité : le fronton du magasin Perrier-Baron, à La-Guerche-de-Bretagne.
- Éblouissante : la Maison bleue au 25, rue d’Alsace, à Angers.
- Fier : le coq de l’usine Morel et Gaté, à Fougères.
ODORICO ET LE FOOT : UNE HISTOIRE DE BUT EN OR
S'il a tâté du petit cube de marbre, Isidore Odorico a également beaucoup œuvré pour la sphère de cuir et le football rennais.
En 1925, Isidore fils, passionné de football comme tous les Italiens, décide de se lancer sur le tapis vert. Il commence à recruter des joueurs à l'étranger, notamment en Europe centrale. Nommée « Le Rouge et le Noir », l’équipe qu’il crée sera invaincue de 1930 à 1933. « Dodor » deviendra président du club et un personnage clé du football français qu’il orientera vers le professionnalisme.
Un personnage clé… Devons-nous à Isidore Odorico la fameuse technique transalpine du catenaccio, ou cadenas ? Ça, c’est une autre histoire !
DANIEL ENOCQ : "LA MOSAÏQUE EST LA MUSIQUE DE MA VIE"
La vie destinait plus Daniel Enocq à rester sur le carreau qu’à devenir un expert en mosaïque Odorico. Dix-huit ans après son arrivée à Rennes, le concierge de la rue Paul Bert recolle les morceaux d’une passion née par hasard dans un immeuble de la rue Aristide Briand.
Une vie en mosaïque, fragile comme la faïence, propice aux défaillances. Ainsi pourrait-on résumer le parcours de Daniel Enocq. Né quelque part sur les pavés de Roubaix, le Nordiste aurait pu rester sur le carreau des mines de charbon, mais il était écrit que le destin avait d’autres projets pour le pupille de la nation : les petits carrés de couleur l’ont aider à recoller les morceaux d’une vie jusqu’alors éparpillée.
Le chercheur d’art autodidacte est aujourd’hui unanimement salué comme expert es Odorico, cette dynastie d’artisans italiens qui habilla tout au long du 20ème siècle, les façades et les intérieurs bourgeois, à Rennes et dans le Grand Ouest de la France. Au point, même, de devenir incontournable : « On m’a consulté pour monter la grande exposition Odorico, aux Champs Libres ; j’ai été invité dans l’émission ‘Des racines et des ailes’; le Figaro a parlé de moi, et je ne compte plus les articles parus dans Ouest-France », sourit Daniel Enocq, également co-auteur de deux livres dédiés à l’œuvre des mosaïstes transalpins. Sans l’ancien maçon-coffreur, un pan de l’histoire de l’art rennaise serait tout simplement resté tapi dans l’ombre des grands murs rennais.
Le hasard et l’art déco
Mais avant de trouver sa voie, l’enfant du Nord a emprunté de nombreux chemins de traverse : « J’ai d’abord été envoyé dans le Jura, où ma famille d’accueil m’a redonné goût aux choses. Puis je suis parti sur un coup de tête, à l’âge de 18 ans. » Direction Rennes, où il cire d’abord sur les bancs de la gare, avant d’enchaîner les petits boulots et de trouver un poste de gardien d’immeuble, rue Paul Bert, en 2001.
Le hasard pouvait enfin bien faire les choses : « Je fréquentais un bar-épicerie à côté de chez moi. Un jour, le patron m’a demandé d’aller livrer un colis dans un immeuble haussmannien de la rue Aristide Briand. Je suis tombé sur ce tapis en mosaïque dans le hall d’entrée. Ça a été le coup de foudre immédiat. » Dix-huit ans après, les éclairs du génie italien illuminent toujours sa vie, et la petite musique des mosaïques Odorico n’a pas cessé de lui trotter dans la tête.
Après avoir écumé les adresses du livre référence « Odorico : mosaïste art déco » signé Hélène Guéné, Daniel Enocq a décidé de mener sa propre (en)quête. Des week-ends entiers, passés sur son temps libre, seul ou avec son fils, à pousser les portes des maisons rennaises et à écumer le grand ouest, à la recherche du chef-d’œuvre oublié. « C’est devenu une obsession, mes amis me disaient : ‘Daniel, arrête avec ton carrelage, tu nous saoules.’ Moi, je leur répondais : ‘ce n’est pas du carrelage, c’est de la mosaïque.’ »
Le chant du rossignol
Une fresque oubliée dans un jardin, une salle de bain aux motifs égyptiens… « Mon rossignol de gardien d’immeuble m’a été bien utile, pour pouvoir pénétrer à l’intérieur des propriétés. » Des centaines de voyage exploratoires plus loin, le collectionneur revendique le plus grand inventaire jamais consacré aux mosaïques Odorico. Soient environ 20 000 photographies et plus de 3000 adresses dans le Grand Ouest répertoriées à ce jour.
Expert, collectionneur, archéologue, chasseur de trésors, chercheur d’or Odorico, le concierge de la rue Paul Bert est aussi un sauveteur en art. Pas peu fier d’avoir exhumé quelques trésors perdus sous des couches de tapisserie ou de carrelage, comme dans cette ancienne poissonnerie de la place Sainte-Anne. Dans un magasin de chaussures smart de la Rue de Châteaurenault, le spécialiste en smalt a exhumé un sol entier orné de cercles d’or entrelacés. « Le propriétaire de la boutique avait découvert un fragment de mosaïque dans un cagibi. » Dans le placard à balais, pas de sorcière ni d’amant, mais une œuvre parfaitement conservée ! Au restaurant L’Arsouille ou à la Quincaillerie générale, il a remis au goût du jour des fresques perdues dans la nuit des temps. D’un garage de Challans à une boucherie de Romillé, le chineur déniche toujours et n’a pas son pareil pour voir les pépites briller. « Quand on connaît l’importance d’Odorico, redécouvrir tout cela n’a pas de prix. »
Les années folles et Gatsby le magnifique
« J’aurais aimé vivre à cette époque là, au début du 20ème siècle. Les années folles, Gatsby le magnifique… » Un brin nostalgique, Daniel Enocq entend encore les échos de cet âge d’or art déco, quand tout Rennes s’arrachait les mosaïques d’Isidore Odorico. Une patte inimitable et désormais sans secret pour le défricheur rennais : « certains dégradés de couleur, la dominante du couple bleu-or, ainsi que les fameuses petites tulipes bleu turquoise… Tout cela fonde le style Odorico, et j’avoue que je reconnais leur patte au premier coup d’œil. »
Trois mille adresses plus loin, un palmarès se dégage : « sans hésiter, je citerai la fastueuse piscine de Rou Marson, non loin d’Angers. Toujours au rayon douceur angevine, il y a l’incontournable Maison bleue, sans oublier l’Hôtel Salamandre situé juste en face, avec sa somptueuse salle de réception, son balcon pour orchestre… Il y a enfin la pieuvre ornant la terrasse de cette maison bourgeoise avec vue sur la mer, à Étables-sur-Mer... »
Odorico au bain révélateur
Et Daniel Enocq d’avouer son pêché mignon : « Les salles de bain ! À mon avis, c’est là qu’Isidore Odorico s’est le plus éclaté, qu’il a pris le plus grand soin de son client. Au total, j’en ai visité une quarantaine. »
Longtemps ringardisée et remisée dans le placard à balais de l’histoire de l’art, la mosaïque est revenue au goût du jour à la faveur d’un retour de mode, et, bien sûr, du travail de fond de Daniel Enocq. « Les factures établies par l’entreprise Odorico ont disparu, il est par conséquent difficile de savoir dans quelle direction orienter les recherches. » Le chercheur d’art a remis la main sur une partie des dessins du maître Isidore, aujourd’hui consultables en ligne sur le site du musée de Bretagne. Reste-t-il encore des choses à découvrir ? « Pour ce qui est des lieux publics, des églises ou des œuvres sur les façades extérieures, je pense avoir accompli le plus gros du travail. Par contre, derrière les murs des propriétés privées, c’est une autre histoire. Je dirais qu’il reste 90 % du patrimoine Odorico à révéler. Certaines œuvres disparaissant avec les nouveaux chantiers urbains, je pense que les pouvoirs publics devraient prendre des mesures pour protéger ce patrimoine inestimable. »
À l’image du projet de parc en mosaïque imaginé par son ami Jérôme Massart dans le cadre du budget participatif, les petits carreaux de couleur n’ont pas fini de pixelliser Rennes. Après avoir broyé du noir charbon, Daniel Enocq voit quant à lui la vie en couleur et rêve la ville en bleu turquoise. Et peut même se payer le luxe de prendre en rêve un bain dans l’intimité cossue des ces riches intérieurs art déco, sous les ors d’Odorico.
À lire :
- Odorico, l’art de la mosaïque, aux éditions Ouest-France (35 €)
- Sur les pas Odorico à Rennes (6,50 €)
Dossier réalisé par Jean-Baptiste Gandon
ODORICO AND CO : VOUS AUSSI, MENEZ L’ENQUÊTE !
Vous habitez un immeuble ou une maison, et vous pensez reconnaître une œuvre signée Odorico ? N’hésitez pas à contacter Daniel Enocq au 06 17 65 12 37 ou sur l’adresse mail : enocqd@gmail.com